La posture érigée de l’être humain – Le cerveau de l’homme – Evolutions et posture érigée – Acquistion de la posture érigée – Importance de la posture érigée – L’équilibre – F. M. Alexander- Influence de l’utilisation de soi sur le fonctionnement de l’organisme – Habitude et choix intelligent -L’expérience de l’équilibre – Références
(Les sous-titres ont été ajoutés pour faciliter la lecture du texte.)
par Walter H. M. Carrington
Il est devenu courant récemment de parler de l’Etre Humain en tant qu’Animal, de le considérer d’un point de vue zoologique, dans le groupe des primates auquel l’espèce humaine appartient. C’est ainsi qu’il a été fait appel à l’éthologie comparative pour éclairer l’étude du comportement humain et ses problèmes en acceptant de nouvelles méthodes d’auto-investigation et d’auto-évaluation.
LA POSTURE ERIGEE DE L’ETRE HUMAIN
Lorsque nous considérons l’Etre Humain comme un Animal, sous l’angle de son héritage génétique acquis au cours de son évolution, nous le distinguons de tous les autres mammifères par deux caractéristiques: sa Posture Erigée et la taille exceptionnelle de son Cerveau, le plus gros parmi tous les primates.
Ces deux caractéristiques sont intimement liées car, comme Darwin l’avait fait remarquer dans ‘L’Origine de l’Homme’, nos ancêtres se transformèrent en êtres humains grâce à leur capacité à se tenir fermement debout sur leurs deux pieds. Sans cette capacité, leurs mains ne se seraient jamais libérées et nous n’aurions jamais pu développer la dextérité nécessaire à l’utilisation des outils et des instruments. Comme le dit J. B. Haldane : «Vous ne pouvez faire usage de vos mains tant que n’avez pas acquis un équilibre suffisant.» Même à un stade primitif, utiliser des pierres ou des os pour l’attaque ou la défense et utiliser des armes pour obtenir de la nourriture exige un niveau élevé de coordination entre la main et l’œil, et entre les mains, les yeux et le reste du corps, coordination qui ne peut être accomplie que par l’intermédiaire d’un cerveau hautement complexe.(1) Un tel cerveau n’est que le résultat du développement préalable de ces facultés, la réponse au besoin créé par elles. Les compétences physiques qui ont conduit au développement de notre culture et de notre style de vie ne sont pas dues à quelque augmentation fortuite de la taille de nos cerveaux ; bien au contraire, l’augmentation de taille du cerveau et l’acquisition de nouvelles compétences le furent grâce à la libération des mains, donc de l’adoption de la Posture Erigée.
La signification de ce terme de Position Erigée n’est pas apprécié à sa juste valeur. Le passage entre les deux positions, horizontale et verticale, est un spectacle que nous offrent si souvent les animaux – les singes debout, les chevaux qui se cabrent, les chiens qui quémandent- que nous sommes sûrs de savoir de quoi il s’agit. Mais le phènomène auquel Darwin se réfère, la Posture Erigée de l’être humain, est un accomplissement qui ne souffre d’aucune comparaison par rapport à ce que l’on peut observer dans le monde animal. Cette Posture Erigée implique deux traits distinctifs : en premier lieu, il y a le processus qui permet de s’élever contre la gravité, ce qui exige un effort musculaire intense; mais ensuite vient la substitution de cet effort par un équilibre délicat mais sûr, une mise en équation des forces par un travail coordonné entre les mécanismes sensoriels et moteurs, qui mène pratiquement à une suppression de tout effort. La qualité unique de l’exploit réside dans cette diminution de l’effort. Le cabrage du cheval demande beaucoup trop d’effort pour pouvoir être maintenu longtemps et la position est précaire et instable. La marque distinctive de notre Posture Erigée par contre est qu’une fois atteinte elle peut être maintenue et cela sans effort. Les gens commettent parfois l’erreur de la qualifier de stable, ce qu’elle n’est pas; car elle peut être facilement perturbée et, de fait, comme nous le verrons, cela constitue un de ses principaux avantages. Tous les êtres humains ne sont pas également capables de maîtriser parfaitement cet art de l’équilibre. Ceux qui n’y arrivent pas s’en sortent habituellement en compensant par de l’effort musculaire leur manque d’équilibre naturel et deviennent inévitablement ‘dé-formés’, maladroits et peu sûrs de leurs mouvements. Ils acquièrent de la stabilité aux dépens de la mobilité. Ceux qui y arrivent par contre jouissent d’une certaine légèreté et d’une certaine liberté, ainsi que d’un équilibre sûr, lequel, quand il fut atteint, rendit possibles les accomplissements ultérieurs dont parle Darwin.
C’est cependant le second trait caractéristique de l’être humain, le taille de son cerveau, qui a toujours fasciné les étudiants. Le cerveau est considéré comme l’organe de l’intelligence ; et il est tenu pour acquis que nous devons tous les accomplissements de l’être humain au développement de son intelligence. Dans le passé, l’étude de l’esprit lui-même constituait la précoccupation majeure des philosophes; mais avec l’amélioration des moyens d’observation du cerveau, principalement avec l’invention du microscope, on réalisa l’insuffisance d’une investigation philosophique qui ne tenait pas compte du substrat neurologique des processus mentaux. En conséquence, une psychologie biologique vit le jour, une exploration des fonctions et des structures du cerveau qui conduisit à l’émergence d’une neurologie plus détaillée, une science qui accorde plus d’importance à l’étude du fonctionnement nerveux et biochimique qu’aux processus mentaux.
LE CERVEAU DE L’HOMME
Les recherches sur le comportement humain ont cependant continué. Bien que certains milieux se plaignent d’une approche trop enthousiaste des éthologistes comparatifs dans ce domaine qui les aurait conduit à diminuer complètement la signification de l’esprit. Il est vrai que le terme d’intelligence est rarement utilisé quand il s’agit d’animaux inférieurs. De toute façon, quelle que soit la valeur des prémisses sur lesquelles cette approche se base, elle n’a pas réussi jusqu’à présent à permettre ces solutions pratiques dont on a tellement besoin pour beaucoup des problèmes de notre existence actuelle. Peut-être cela signifie-t-il qu’un certain changement de perspective est nécessaire et que le cerveau seulement, ou même l’intelligence en tant que faculté de l’esprit et intimement liée à ce dernier, n’est pas le seul attribut humain qui mérite d’être étudié. La Posture Erigée mérite probablement autant d’intérêt et d’étude, non seulement à cause de son rôle dans la formation du cerveau, mais parce que c’est un trait unique du comportement de l’Etre Humain, dont la signification, le potentiel et les conséquences pratiques ont été oubliés depuis l’Age de Pierre.
EVOLUTION ET POSTURE ERIGEE
Comparée à la locomotion en quadrupédie des autres animaux, la Posture Erigée semble nous conférer beaucoup d’avantages. En plus de la libération des membres supérieurs, déjà mentionnée, et du développement d’habiletés et de précision dans l’usage de la main qui en découle, il faut ajouter une augmentation de l’amplitude du champ de vision, vu que la tête et les yeux peuvent être tournés avec le corps pour décrire un cercle complet, éliminant ainsi toute possibilité d’angle mort dans le champ de vision.
EVOLUTION ET POSTURE ERIGEE
Elle présente aussi de nombreux avantages en ce qui concerne le mouvement car, bien que la position debout sur deux pieds soit moins stable que celles sur quatre pattes, atteindre un équilibre fiable sur deux pieds exige un redressement maximal du corps. Par conséquent, tous les mouvements impliquant une rotation ou une torsion de la tête, des épaules, des hanches, du tronc ou de tout le corps par rapport à l’extrémité des orteils sont accomplis beaucoup plus facilement, car ce redressement obligatoire implique une réduction du moment d’inertie autour de l’axe vertical passant par le centre de gravité du corps. Même l’instabilité de cette posture sur deux pieds confère un avantage important ; car comme le centre de gravité du corps est élevé au maximum, le stockage d’énergie dans le système en est augmenté et tout mouvement peut être accompli de la manière la plus économique possible.
En bref, l’Etre Humain jouit d’une plus grande liberté et d’une plus grande facilité pour les mouvements de rotation que n’importe quel autre mammifère lorsque son équilibre est correct. A partir de sa Position Erigée il peut initier des mouvements dans toutes les directions avec autant de facilité; il peut bouger sans ajustement préalable, à part s’assurer qu’il est bien en équilibre et qu’il est bien redressé; et il peut accomplir tout mouvement avec un minimum d’énergie (2).
D’un point de vue biomécanique donc il n’y aucun doute que la Posture Erigée représente un avantage immense. Il faut cependant garder à l’esprit que cet avantage concerne le mouvement. L’Etre Humain est moins bien adapté pour rester tranquille et immobile.
Le passage de la quadrupédie à la bipédie a nécessité, tout au long de l’évolution humaine, un grand nombre de changements anatomiques et physiologiques. Il vaut peut-être la peine de citer certains d’entre eux, car il ne faut pas oublier que ce passage ne fut pas banal. Ses effets furent aussi profonds que le passage plus ancien du milieu aquatique au milieu terrestre. Dans les deux cas les conséquences du processus furent telles qu’elles devinrent pratiquement irréversibles. En d’autres termes, la Posture Erigée acquise, un retour vers la quadrupédie devient impensable. L’être humain s’y prend peut-être imparfaitement, inefficacement, en gaspillant trop d’énergie, trop d’efforts musculaires, ne créant qu’un équilibre approximatif gâchant ainsi la raison d’être de la Posture Erigée et tous ses avantages, mais il doit continuer. L’Etre Humain est incapable de revenir à la quadrupédie, dans l’axe horizontal.
La forme de sa colonne vertébrale a évolué à partir de ce qui était chez les quadrupèdes « la partie compressée d’un ensemble formant une poutre de soutien complexe (en anglais : the compression member in a weightbearing compound girder) » pour devenir chez l’Homme (selon les mots du Dr Bernard Campbell (3) «une tige de support flexible, légèrement tendue, comme l’est le mât d’un yacht par ses cordages», une série de courbes en équilibre les unes sur les autres.
En même temps, la forme du thorax s’est transformée en s’aplatissant, pour se plier aux exigences de l’équilibre (un redressement et une compacité maximum autour de l’axe vertical du corps), et en s’élargissant aussi, pour éviter toute perte de volume et de capacité vitale, dont dépendent les fonctions cardiaques et respiratoires. Des transformations semblables ont eu lieu au niveau de la paroi abdominale, de sorte que les viscères en sont venues à dépendre moins du soutien de la colonne vertébrale et plus du fascia entourant la base du cou.
Mais c’est surtout l’ensemble de la musculature qui s’est transformé, pour pouvoir fonctionner tout à fait autrement au sein du champ de gravitation. Des mouvements qui étaient auparavant exécutés avec l’aide de la gravité, ne nécessitant pas ou très peu d’énergie, doivent maintenant être exécutés contre l’effet de la gravité par l’intermédiaire d’un effort musculaire.
En un mot, le fonctionnement total du corps a subi de profondes transformations : la circulation sanguine, la digestion et surtout la respiration doivent maintenant fonctionner dans des conditions biomécaniques très différentes. Il a déjà été fait mention des effets sur les yeux et la vision, mais il y a également eu des transformations importantes au niveau du système proprioceptif et du mécanisme de l’équilibre.
ACQUISITION DE LA POSTURE ERIGEE
Arrivés à ce point, il est peut-être utile de rappeler que bien que la Posture Erigée soit une caractéristique unique de l’espèce humaine, elle doit être acquise individuellement par chaque membre de l’espèce, par un processus d’apprentissage et n’est pas simplement le résultat de la croissance et du développement du corps. Chaque jeune enfant passe par les différentes étapes de la croissance au cours desquelles se développeront les systèmes neuro-musculaires; mais les compétences motrices précises et la coordination nécessaires pour se tenir debout doivent être apprises par l’imitation, par essais et erreurs, par la répétition et par la pratique. Ce processus d’apprentissage ne s’arrête d’ailleurs pas à la maîtrise de la station debout autonome, il continue avec la maîtrise de mouvements plus complexes comme ceux qui conduisent aux diverses sortes de sauts des jeux d’enfants; cela-même ne constituant qu’un début, une base qui permettra l’acquisition d’autres compétences neuromusculaires, plus athlétiques et plus acrobatiques.
Mais pour revenir au moment où cette Posture Erigée est atteinte pour la première fois, au moment où tout le poids du corps est supporté par les deux pieds, il est évident qu’à ce moment-là un effort musculaire énorme est mis en jeu. Toute la structure corporelle doit être soulevée contre l’effet de la gravité vers la position debout. Mais une fois amenée dans cette position et que l’équilibre est assuré (en particulier l’équilibre de la tête et du cou, en élevant donc le centre de gravité à son point le plus haut), la quantité d’effort musculaire peut être progressivement réduite. A partir de là, l’enfant apprend progressivement par essais et erreurs à se tenir plus librement et avec plus d’assurance et grâce au jeu délicat des mécanisme sensori-moteurs de l’équilibre maintenant à maturité, il est dans la situation la plus avantageuse, biomécaniquement parlant, pour faire ce qu’il veut et jouir en même temps de tous les bénéfices de la Posture Erigée.
Jusqu’ici nous avons discuté de la Position Erigée comme si elle était synonyme de tenir debout sur ses deux pieds ; mais il faut aussi prendre en considération la position assise. S’asseoir est une des activités les plus courantes de la vie civilisée et bien que la plupart des considérations au sujet de la station debout s’appliquent à la position assise, il y a également des différences importantes. Par exemple, alors que se tenir debout est souvent le prélude à une forme de mouvement, en particulier à la marche, s’asseoir implique de rester tranquille ou tout au moins de rester au même endroit. Mais l’organisme humain est très mal adapté pour l’immobilité, comme nous l’avons précédamment observé, ce qui implique que l’action de s’asseoir doit être particulièrement bien accomplie pour satisfaire aux exigences de notre anatomie et de notre physiologie. L’action de s’asseoir requiert un haut degré d’équilibre et de coordination si l’on veut éviter la raideur et la rigidité ainsi que l’écrasement et ses distorsions et pressions néfastes qu’il peut entraîner pour la structure générale de l’organisme.
Etant donné que s’asseoir, ainsi que se tenir debout, est le résultat d’un processus d’apprentissage, le degré de réussite varie fort d’un individu à l’autre. Si on essaie de connaître la conception que les gens se font de la Position Erigée, on découvrira qu’ils n’ont que des idées et des suppositions très vagues sur le sujet.(5) Des idées allant de celles privilégiant une satisfaction esthétique -l’idéal grec de la beauté, tel qu’il est représenté sur les statues antiques- à celles émettant des jugements subjectifs de confort et d’aisance. Les enquêtes ont démontré qu’alors que pratiquement tout le monde affirmera sans hésitation savoir ce que c’est, la majorité admettra facilement que, pour un certain nombre de raisons, eux-mêmes se tiennent plutôt mal. Mais lorsqu’on envisage le problème d’un point de vue biomécanique, on s’aperçoit qu’il faut appliquer un critère objectif très simple : l’énergie ne doit pas être gaspillée et aucun effort inutile ne doit être fait. Nous sommes en face d’un système dynamique dans lequel l’équilibre est le facteur le plus important ; une Posture Erigée efficace exige par conséquent un équilibre parfait nécessitant un minimum d’effort musculaire.
Ce n’est une chose facile à accomplir pour personne et il n’est pas surprenant que le degré de réussite varie autant. Dans les conditions de vie primitives, lorsque l’attaque et la défense dépendaient de pierrres et de gourdins, un équilibre parfait était une condition essentielle pour pouvoir utiliser une arme; il conférait un avantage naturel de survie et celui qui en était doté l’obtenait sans effort conscient. Mais dans le monde civilisé, seuls quelques individus atteignent cet état : les athlètes, les acrobates et ceux chez qui la nature de leur travail l’exige. Ils travaillent dur pour y arriver; car même s’il s’agit d’une capacité innée, elle demande un long entraînement et beaucoup d’expérience.
De toute façon, à l’aube de la vieillesse, la capacité à tenir facilement debout diminue jusqu’à ce que la quantité d’effort musculaire nécessaire pour compenser un équilibre défectueux devienne trop importante au point de nécessiter le recours à une canne ou à une chaise roulante, et finalement vient le moment où toute tentative doit être abandonnée.
Bien sûr, pour la majorité d’entre nous, des accidents, ainsi que la maladie et ses séquelles nous forcent à reconnaître nos déficiences bien avant d’avoir atteint cet âge. Mais bien souvent nous en sommes rendus conscients bien plus tôt encore : même dans la petite enfance, la peur de tomber, qui se manifeste sous la forme d’une sensation d’insécurité peut exercer une influence secrète qui freinera l’esprit d’aventure et d’exploration. Nous devenons ‘mauvais aux jeux’, développant une conscience aigue de nos limitations, inhibés par la maladresse de nos corps et obtenant de piètres résultats dans toutes les activités exigeant de l’équilibre et de l’agilité. Cela mine la confiance en nous-mêmes et nous nous retrouvons à vivre dans un état d’anxiété. L’apprentissage, aussi bien intellectuel que physique, en est sérieusement freiné. L’acquisistion consciente de compétences et de techniques devient difficile, sinon impossible, et comme nous sommes forcés de reconnaître nos limites dans ce domaine, nous compensons en essayant de nous concentrer sur le travail ‘intellectuel’. De toute façon, notre réussite dans ce domaine est souvent freinée par l’anxiété et la nervosité excessives. Trop d’efforts inutiles et une trop grande demande physique conduisent à la fatigue et à l’inefficacité. La condition physique générale tend à se détériorer sous l’effet du stress. La maladie et un mal-être peuvent en résulter, et les facultés de récupération en cas de maladie sont amoindries par les tensions excessives et les pertes d’énergie.
A la lumière des considérations qui précèdent il devient évident que la conservation d’une Posture Erigée efficace ne doit laisser personne indifférent; elle est fondamentale à la santé et au bien-être de l’individu.
IMPORTANCE DE LA POSTURE ERIGEE
On répliquera probablement qu’il s’agit là d’une exagération, que bien que de nos jours la qualité moyenne de la Posture Erigée laisse à désirer, l’ensemble des accomplissements de l’Etre Humain dans le monde montre qu’il ne s’en sort pas trop mal. On pourrait répondre qu’aussi importante que la Posture Erigée puisse avoir été dans des conditions plus primitives, le monde a maintenant changé et la condition de l’Etre Humain avec lui. Il faut admettre que la force musculaire de l’homme a longtemps été notre principale source d’énergie, mais nous avons maintenant des machines à notre disposition pour pratiquement tous nos besoins de sorte que la demande d’énergie musculaire est devenue minime.
La Posture Erigée peut effectivement avoir conduit à l’évolution de nos cerveaux modernes, mais maintenant ce cerveau lui-même peut nous faciliter la vie au point de rendre le corps relativement superflu. Il se peut que dans le futur nous évoluerons de telle sorte que de tels ajustements posturaux ne seront plus nécessaires. La Sélection Naturelle est responsable de notre Posture Erigée ainsi que de notre gros cerveau; peut-être trouvera-t-elle aussi une solution pour nos problèmes actuels.
Il se peut que cela advienne un jour; mais pour le moment nous devons considérer chaque Etre Humain comme un Individu et pas comme représentant de la Race Humaine. Survoler l’histoire de notre espèce peut nous aider à mieux comprendre notre état actuel ; mais regarder devant nous et essayer de prévoir le futur nous mettrait face à trop d’impondérables. Nous ne pouvons espérer prédir le cours que prendra la Sélection Naturelle; et même si nous le pouvions, est-que cela nous réconforterait de tout savoir à l’avance. C’est par conséquent à notre situation actuelle que nous devons prêter attention, essayer de l’évaluer et voir ce qu’il serait possible de faire.
En tant qu’individus, la majorité d’entre nous n’a que très peu de compréhension pratique de la manière dont fonctionne le corps, quel que soient nos connaissances. Nous n’avons pas conscience du détail de fonctionnement de tous les mécanismes impliqués dans l’organisation du corps: les battements cardiaques, la circulation, le respiration, la digestion, l’équilibre et la coordination. Les fonctions corporelles impliquent un travail extraordinairement complexe de l’ensemble du système neuro-musculaire. Les muscles ne travaillent pas isolément les uns des autres ou simplement sur commande, leur action constitue un élément d’un schéma très élaboré de co-opération, présélectionné et déterminé par le système nerveux. Le cerveau conscient ne dicte pas la fonction particulière d’un muscle donné, mais s’occupe plutôt de décisions à un niveau global pour contrôler les actions et les mouvements.
Par conséquent, même avec une connaissance étendue de l’anatomie et de la physiologie, avec une connaissance détaillée de la biomécanique du corps, avec une expérience considérable en athlétisme ou en gymnastique acrobatique, une intervention directe consciente dans le but d’améliorer sa posture reste très hasardeuse. Comme nous l’avons vu, une Posture Erigée efficace s’obtient au moyen d’effort musculaire et d’équilibre; et l’équilibre est le facteur le plus important. Toute forme d’effort musculaire que nous pourrions appliquer risque d’être mal appliqué, car l’ensemble du système est spécialement conçu pour rendre l’effort conscient inutile, en fait, pour conserver de l’énergie en éliminant tout effort.
L’EQUILIBRE
L’équilibre physique et l’équilibre psychologique sont intimement liés. L’équilibre du corps et de l’esprit vont de pair; et si un jugement clair exige de rester imperturbable et de ne pas se laisser troubler par nos émotions, beaucoup d’actions physiques qui exigent adresse et coordination en demandent autant. Plus nous en savons sur le fonctionnement de l’organisme, plus nous en apprécions l’immense complexité, plus il devient évident que nous ne pouvons espérer grand chose d’une intervention consciente directe. Le contrôle qui peut être consciemment exercé est le contrôle du choix, la décision d’agir ou de ne pas agir d’une certaine manière, dans une certaine direction, à un certain moment. La plupart du temps il s’agira d’une décision de ne pas agir, de ne ‘rien’ faire, de laisser faire; car le fonctionnement du corps est continu, c’est un flux continu d’actions et de réactions de sorte que si l’on n’interfère pas avec l’ensemble du processus, les actions semblent pratiquement s’accomplir toutes seules. Le contrôle est donc une question de vouloir, de volonté. Notre intelligence consciente, la faculté de comprendre, nous dit souvent qu’il vaut mieux ne pas agir qu’agir, ne pas intervenir dans un processus dont nous connaissons la capacité à s’auto-réguler.
Il est évident que l’ensemble des mécanismes neuro-musculaires permettant la Posture Erigée, y compris ceux de l’équilibre, sont capables de fonctionner avec une efficacité remarquable s’ils ne sont pas gênés. Cela n’est nullement surprenant si l’on se souvient qu’ils sont le produit de millions d’années d’évolution. Notre but doit donc être de superviser son fonctionnement, de le protéger de toute interférence ou de trouver les moyens d’éliminer toute interférence qui a déjà lieu. Mais comment s’y prendre est de toute évidence un problème énorme. Il demande à être bien étudié, mais pas simplement d’un point de vue théorique. Il demande une approche expérimentale mêlant investigation et observation, ainsi qu’une procédure de surveillance qui a été brillamment décrite par le ProfesseurJohn Dewey comme «penser en action» (6)
FREDERICK MATTHIAS ALEXANDER
Le travail le plus important dans ce domaine a été fait parF. Matthias Alexander (1869-1955)(7) dont l’approche et les observations expérimentales originales ont permis le développement de la Technique et de la méthode éducative qui porte son nom. En plus de ses procédures pratiques, Alexander a apporté quelques nouveaux concepts de grande valeur, l’un des plus importants découlant de son intérêt initial pour le mauvais fonctionnement de son propre mécanisme de la voix. Son intérêt pour les aspects anatomiques ou physiologiques du problème ne prit pas un chemin académique. Quant à l’aspect pathologique, il n’était abordé que dans la mesure ou un enrouement récurent dérangeait les projets liés à sa voix. Son approche était pratique: très simplement, il s’agissait d’utiliser sa voix de la meilleure façon possible.
Parler d’ ‘utiliser’ sa voix est une expression tellement naturelle, tellement évidente en soi qu’on y prête guère attention. Pourtant il vaut la peine de s’y attarder un moment; il est indéniable que nous avons un certain contrôle volontaire sur le mécanisme de la voix; que nous pouvons bien ou mal utiliser notre voix est tout aussi évident. Malgré la force de l’habitude, il reste une grande marge de choix possible, et bien qu’une certaine habileté fasse une différence, et que l’entrainement et la pratique aient une influence certaine, nous pouvons observer des critères tels que convenant ou ne convenant pas pour le but en question, le degré de réussite dans la réalisation des intentions, le degré d’efficacité ou d’inefficacité par rapport à l’effort investi, et le mal occasionné aux organes vocaux suite à leur mauvaise utilisation.
Les investigations d’Alexander l’amenèrent très vite à réaliser que l’on ne peut traiter la voix isolément du reste du corps. Le corps tout entier est impliqué dans l’utilisation de la voix; en fait nous pourrions dire que nous utilisons le corps pour pouvoir utiliser la voix.
De plus, le terme ‘utilisation’ implique un ‘utilisateur’, ainsi qu’une chose ‘utilisée’, et cela nous conduit inévitablement à une révision de la distinction que nous nous faisons habituellement entre l’’esprit’ et le ‘corps’. Pour finir, nous aboutissons au concept, comme le fit Alexander, de l’utilisation de soi-même ou, selon ses propres termes, de ‘l’usage de soi’ (8).
Chacune de nos activités est ‘psycho-physique’, malgré la prépondérance du ‘mental’ ou du ‘physique’ à un moment donné. Les émotions, les croyances, les idées, les humeurs, les pensées, les attitudes mentales, tout intervient dans nos actions, la manière dont nous nous utilisons. Bien que le concept de maladie psychosomatique nous soit maintenant familier, et que l’on peut accepter que, jusqu’à un certain point, notre esprit, nos émotions, notre volonté et nos désirs influencent l’état de notre corps, nous n’arrivons pas réaliser à quel point l’inverse est également vrai, que l’état de notre corps décide de nos sentiments et de nos pensées. Le concept d’’utilisation’ d’Alexander nous le rappelle avec force et nous pousse non seulement à nous demander comment nous nous utilisons pour parler ou chanter our pour exécuter une action particulière, mais aussi comment nous mobilisons toutes les ressources de notre être pour réaliser nos rêves et nos ambitions.
INFLUENCE DE L’UTILISATION DE SOI SUR LE FONCTIONNEMENT DE L’ORGANISME
Cela nous conduit à un autre concept important, ‘l’influence de l’utilisation sur le fonctionnement’. Ses observations expérimentales lui firent réaliser que sa propre utilisation de lui-même avait un impact non seulement sur le fonctionnement de sa voix, d’une manière vérifiable par l’amélioration de sa production vocale, mais aussi sur le fonctionnement de l’ensemble de son organisme. Elle affectait en particulier sa façon de se tenir et de s’adapter à l’action de parler, ce qui en retour affectait profondément le mécanisme de sa voix. Il fut donc amené à réaliser l’importance pratique de la Posture Erigée et à prendre en considération les conditions particulières requises pour l’organisme de travailler dans cet état. Cela attira son attention sur le rôle joué par le mécanisme de l’équilibre et il en vint à réaliser que de son bon fonctionnement dépend le fonctionnement de tout le reste.
Il en vint donc à aborder la plupart des points que nous avons discuté plus haut ; mais il vit que la qualité de l’équilibre et du mouvement n’est pas fixée génétiquement, mais dépend beaucoup de la manière avec laquelle nous utilisons l’organisme. De ce point de vue le choix que nous ferons aura un impact profond sur notre fonctionnement, en fonction du degré d’accord ou d’opposition avec les exigences naturelles de l’organisme.
HABITUDE ET CHOIX INTELLIGENT
Mais si notre fonctionnement général est tellement affecté par la manière de nous utiliser, qu’est-ce qui détermine le choix de la manière de nous utiliser? Dans une large mesure la réponse sera ‘l’habitude’; mais une autre possibilité existe: l’intelligence rationnelle.
Alexander reconnut qu’une manière satisfaisante de s’utiliser dépendait de l’intelligence. L’intelligence peut être appliquée à la résolution du problème de deux manières. Premièrement en y réfléchissant sous toutes les coutures, en prenant en considération tout ce qu’on en sait et tout ce qu’on peut apprendre et en faisant ensuite les choix appropriés. Tout cela est très important et très nécessaire, mais ce n’est pas suffisant, car nous devons continuer à vivre avec le problème tout en essayant de le résoudre. En outre, l’intelligence a besoin d’être appliquée pendant le processus même de la résolution du problème ; c’est-à-dire observer, contrôler et se diriger pendant que l’action continue, et s’assurer que les décisions sont bien prises. C’est exactement cela qu’utilisation signifie ; en utilisant le cerveau et la manière dont on se sert de soi-même, on influencera sur la façon dont il fonctionne. Le bon fonctionnement de tout outil dépend de la manière dont il est utilisé: s’il est mal utilisé, attendez-vous à de mauvais résultats.
PREMIERE ETAPE: OBSERVATION DE SOI ET EXPERIMENTATIONS
En ce qui le concernait, Alexander vit que le premier pas vers l’établissement d’une utilisation de soi efficace et intelligente doit être une observation expérimentale minutieuse pour découvrir ce qu’il faisait mal. Cette attitude s’avéra être la procédure initiale absolument essentielle; ce fut aussi sa première innovation pratique, car c’est assez contraire à la pratique courante. La manière habituelle étant de rapidement se faire une idée de la situation, de décider de ce qu’il est nécessaire de faire, et ensuite d’appliquer ses décisions sans tenir compte de la manière dont réagit l’organisme.
L’approche d’Alexander fut à la fois plus humble et plus pratique. Comme nous l’avons vu il y a très peu de chance qu’un individu moyen puisse découvrir en détail le fonctionnement complexe des mécanismes posturaux. Mais une observation et des expérimentations minutieuses peuvent certainement établire ce qui facilite et ce qui gêne leur bon fonctionnement
DEUXIEME ETAPE: ARRETER DE FAIRE CE QUI EST MAUVAIS
La deuxième étape, après avoir établi ce qu’il faisait mal, fut donc d’arrêter de le faire. Ce ne fut pas une tâche facile car cela signifiait affronter des habitudes de toute une vie, être constamment vigilant et, garder constamment à l’esprit son intention, en s’appuyant sur un minimum de confiance dans les processus rationnels qui ont déterminé la nature de ce qui était mal fait.
TROISIEME ETAPE: CHOIX DES MOYENS
La troisième étape fut de rationnellement faire le choix et la sélection de procédures, la sélection de moyens qui seraient appropriés à nos intentions, et le choix d’intentions elles-mêmes rationnelles. Ce serait un test suprême d’intelligence et de rationalité, car tout le processus serait sous vérification constante, s’assurant à chaque étape de son déroulement satisfaisant.
QUATRIEME ETAPE: ‘ PENSER EN ACTION’
La quatrième et dernière étape, tout à fait inséparable de la troisième, fut l’emploi et l’utilisation pratique des moyens choisis de manière à exploiter au maximum tout le potentiel inné et acquis de l’individu. Cela nécessiterait cette sorte d’effort intellectuel, d’utilisation de l’intelligence, auquel nous nous sommes déjà référé en tant que ‘penser en action’.
L’EXPERIENCE DE L’EQUILIBRE
Quand nos ancêtres humains acquirent la Posture Erigée, quand ils découvrirent comment tenir en équilibre avec assurance sur leurs deux jambes, tenir debout sur deux pieds, ils ouvrirent non seulement la voie vers un gros cerveau, mais aussi vers plus d’intelligence. Nous réproduisons tous ce processus; et en apprenant à maîtriser les subtilités de l’équilibre avec plus ou moins d’efficacité, notre raison et notre intellligence en profitent pour continuer à se développer. Le processus est tellement complexe qu’il ne s’ensuit pas qu’un enfant handicapé qui ne peut tenir debout ne peut pas devenir très intelligent ; mais ils s’ensuit que plus les difficultés seront importantes, plus les difficultés de développement de l’intelligence en seront augmentées, car le développement de l’intelligence exige la stimulation de l’apprentissage, et l’apprentissage ne peut être que le résultat de l’expérience. Sans l’expérience d’un équilibre physique approprié et sûr tout le fonctionnement du corps est perturbé, car notre espèce s’est adaptée à un mode existence vertical, plutôt qu’horizontal. Sans lui nous ne pouvons remplir les exigences naturelles de notre organisme pour vivre comme nous devrions vivre.
Le développement de l’homme et l’exercice de ses faculté de raisonner, le développement de son intelligence, ont conduit à de nombreux changements dans sa manière de vivre depuis l’homme des cavernes et le chasseur des débuts. Il a transformé son environnement et lui-même en même temps. Ces changements ont considérablement affecté le niveau d’efficacité et d’habileté de beaucoup de ses performances physiques, sans parler de ses possibilités athlétiques. Ces changements ont profondémenet affecté la qualité de son équilibre et de sa Posture Erigée . Il a gardé l’habitude de se tenir dans un plan vertical. Il continue à se tenir sur deux pieds quand il ne peut s’asseoir, et de même quand il marche. Mais il préfère s’asseoir, ou plutôt s’affaler contre un support pour limiter autant que possible l’effort nécessaire pour se tenir droit. Son équilibre et son aisance physiques, psychologiques même, sont tellement pertubées qu’il tend à compenser en faisant tout d’une manière mécanique tellement inefficace.
Inévitablement, nous payons le prix fort pour cette inefficacité du point de vue de notre santé et de notre bien-être, même si nous avons mis longtemps à reconnaître le fait. Jusqu’à maintenant, nos grandes capacités d’adaptation nous ont rendu capables d’ignorer ce fait et ne nous ont pas permis d’en observer les conséquences à notre observation. L’intelligence pure nous a permis, jusqu’à un certain point de faire ce que nous voulions faire et de vivre comme nous le voulions sans tenir compte des exigences biomécaniques de notre corps. Il est vrai que les maux de dos, les ‘hernies discales’ et autres plaintes ‘posturales’ sont devenues de plus en plus courantes, mais ont été combattues au moyen de toutes sortes de mesures palliatives.
Mais n’est-ce pas là, après tout, manquer de respect et abuser de notre intelligence ? Il serait certainement plus raisonnable d’appliquer notre intelligence à l’étude du fonctionnement de l’organisme humain, pour essayer de comprendre les exigences et les limitations de sa conception. Nous pourrions alors peut-être apprendre à en utiliser les avantages et à en développer les potentialités au maximum. Dans l’état actuel des choses, nous nous comportons comme un enfant qui persiste à utiliser des ciseaux comme tournevis ; ou espérons-nous qu’un jour la Sélection Naturelle transformera nos ciseaux en tournevis ?
Quand nous appliquons toutes ces considérations à l’étude de l’Etre Humain en tant qu’Espèce, il devient évident que sa Posture Erigée, cette caractéristique distinctive avec laquelle nous avons commencé, n’est pas moins importante aujourd’hui qu’elle ne l’a toujours été. Mais pour assurer sa Posture Erigée, l’Etre Humain dépend du fonctionnement de son mécanisme de l’équilibre. Dans les conditions de la vie moderne, on ne peut compter sur le bon fonctionnement du mécanisme de l’équilibre sans une sécurité. Elle ne peut être fournie que par l’usage par l’Etre Humain de son Intelligence, cette faculté-même à laquelle l’acquisition de la Posture Erigée donna naissance. Donc l’Equilibre doit être considéré comme une fonction de l’lntelligence ; une fonction dont dépendra peut-être en fin de compte la survie de notre Espèce.
Je remercie Mr Walter Carrington pour sa permission d’offrir à mes lecteurs la traduction française de son texte.
Athanase Vettas – www.techniquealexander.be – Bruxelles – Belgique
Titre original: « Balance as a Function of Intelligence » (1970), The Sheildrake Press, 18 Lansdowne Road, Holland Park, London, W.11 3LL
Mr Walter Carrington termina sa formation en Technique Alexander avec F. M. Alexander en 1939.