par Don Hanlon Johnson
Au cours des cent dernières années, un grand éventail de pratiques de travail direct avec le corps humain ont vu le jour en Europe et en Amérique : l’ostéopathie, la chiropraxie, la technique Alexander, la conscience sensorielle, le rolfing, l’analyse reichienne, la méthode Feldenkrais, le training autogène, la relaxation progressive, etc. (Certains d’entre nous se réfèrent à ce domaine par l’expression ‘techniques somatiques’ (‘somatics’), une expression dont je ferai usage dans ce texte.)
Après des décennies d’un travail discret au sein de petits groupes, les techniques somatiques ont commencé à éveiller l’intérêt populaire à cause de leur succès dans le soulagement de douleurs physiques et psychologiques. C’est ce même succès qui a cependant détourné l’attention des gens de la signification profonde de cette tradition naissante, qui fournit une réponse radicalement différente à la question : ‘Qu’est-ce que le corps ?’ et, par extension : ‘Qu’est-ce que la réalité ?’
Deux réponses à ces questions ont façonné la culture occidentale, toutes deux basées sur le postulat que le corps et le vrai soi sont radicalement distincts. La première, que l’on rencontre dans les traditions platoniques et chrétiennes, voit dans le corps un animal sauvage et irrationnel qui a besoin d’être dompté par un ‘moi supérieur’. La seconde, devenue populaire avec l’avènement de la science moderne, voit dans le corps un objet physique sans âme, qui peut être structuré et manipulé comme tout objet physique, et soumis à une analyse quantitative et logique. Dans les deux traditions de pensée, on croit pouvoir développer les qualités véritablement humaines de liberté, de sagesse et d’amour en prenant ses distances par rapport au corps.
Ces enseignements sont plus que simplement des questions métaphysiques, il s’agit de tentatives pour comprendre les difficultés de notre condition humaine. Certaines personnes ont grandi dans des familles violentes, d’autres vivent dans la maladie, d’autres encore doivent travailler si durement qu’elles connaissent la douleur chronique. Sur le plan moral, l’avidité et la concupiscence nous détournent souvent de notre chemin. Rien de surprenant à ce que nous prenions nos distances par rapport à ce monde difficile de l’expérience en développant le sentiment que ces souffrances et difficultés ne sont pas vraiment nous.
Malgré leurs divergences évidentes et parfois discutables, les pionniers des techniques somatiques ont cependant développé une manière radicalement différente de résoudre ces conflits humains. ‘Le corps’, dans notre travail, est perçu comme la source et non l’obstacle des valeurs humaines fondamentales. La connaissance, la liberté et l’amour seront développés, non pas en prenant ses distances par rapport au corps, mais en pénétrant en lui dans le but d’affiner ses sensations et ses mouvements. Dans ce sens, la famille somatique sera mieux comprise si elle est vue comme la forme occidentale de l’ancienne famille des pratiques spirituelles (asiatiques, africaines, amérindiennes et proche-orientales) qui recherche la dissolution de la dualité dans l’expérience humaine. Comme dans ces cultures plus traditionnelles, la santé, la relaxation et la condition physique ne sont que des conséquences de la résolution de ces besoins humains plus fondamentaux.
Je me suis retrouvé dans le domaine somatique il y a une vingtaine d’années à une époque où j’avais passé le plus clair de mon temps immergé dans la philosophie et la théologie. Cependant, disciple de philosophes tels que Martin Heidegger et William James, j’avais rejeté la séparation du corps et de l’esprit, la percevant comme une position intellectuellement indéfendable. Je me sentais cependant divisé en deux parties incompatibles : l’une, que j’appelais mon corps, que je percevais comme une montage biomécanique sujet à la douleur et empli d’humeurs toxiques ; l’autre, que j’appelais le Vrai Moi, existait en un endroit retiré plein d’images baroques et de voix incessantes où j’y vivais à l’écart des gens qui m’entouraient. Soudain, en l’espace de quelques mois, j’ai découvert la conscience sensorielle, la bio-énergie et le rolfing, et je me suis senti pénétrer dans un tout nouveau monde fait de chair et d’os.
Les changements les plus impressionnants de mon expérience de la réalité eurent lieu lors de mes premières séances de rolfing. Comme le rolfer enfonçait ses doigts profondément dans ma cage thoracique ou mes cuisses, mouvements habituellement accompagnés de douleur, j’avais cette sensation particulière, si difficile à mettre en mots et pourtant partagée par tout le monde dans ce travail : j’avais la révélation soudaine que la réaction biomécanique de mes muscles et de mes entrailles étaient ma personnalité ; qu’en fait mon âme était sise là, se tortillant pour se libérer de ces liens rigides. Après les séances, je pouvais entrevoir ce que ce que pouvait ressentir Isan, le Maître Zen, mes pieds et mes mains semblant luminescents, irradiant de la vérité que je venais de ressentir.
Ma compréhension de cette expérience deviendra plus claire en essayant diverses techniques somatiques au cours de ces vingt dernières années. Lorsqu’un praticien Feldenkrais m’allongeait doucement un bras ou poussait subtilement une de mes côtes, je me retrouvais à nouveau dans cet état de non-dualisme ou de ‘présence’ que je connaissais par mon expérience de la méditation : mon interminable commérage intérieur cessait, et j’étais simplement là. Lever et baisser le pied plusieurs fois au cours de séances de trois heures avec Charlotte Selver me conduisait au même endroit –de même lorsqu’un ostéopathe crânien me manipulait doucement l’occiput ou qu’un Aston Patterner me tournait la cheville ou que je pratiquais des micro-mouvements avec Emilie Conrad Da’Oud ou que j’étais touché par un masseur de Esalen.
Les effets réellement profonds de ces pratiques sont parfaitement rendus par ce passage de Norman O. Brown, que j’avais trouvé exagéré à ma première lecture quelques semaines avant ma première séance de rolfing :
‘L’union et l’unification est le fait de corps, non d’âmes… l’âme, la personnalité et l’ego c’est ce qui nous distingue et nous sépare : ils font de nous des individus, qu’on obtient en divisant jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de diviser –des atomes. Mais des individus psychologiques, distincts, indivisibles à l’intérieur, impénétrables de l’extérieur sont comme les atomes physiques, une illusion ; au vingtième siècle, dans cet âge de la fission, nous pouvons même diviser l’individu comme nous pouvons diviser l’atome. Les âmes, les personnalités et les egos sont des masques, des fantômes qui cachent notre unité comme corps. Car c’est en tant qu’espèce biologique unique que l’homme est un, … de sorte que devenir conscients de nous-mêmes comme corps c’est devenir conscients de l’humanité comme une.’
Pendant plus de 35 ans, j’avais consacré ma vie à un idéal : que la résolution des divers conflits qui déchiraient notre planète se résoudraient par des ententes idéologiques entre les gens, quand j’en vins à réaliser à quel point ce rêve était chimérique. Le travail somatique réveilla en moi cette laissée pour compte : la sensation de notre unité due au fait que nous respirons le même air, que nous sommes supportés par la même Terre, que nous partageons un mouvement cellulaire commun et que les mêmes schémas biologiques sous-tendent nos structures physiques.
Qu’est-ce qui fait que les techniques somatiques produisent un sens de la réalité différent, non-dualistique, par rapport aux formes plus anciennes de travail corporel ? Voici trois aspects de dualisme auxquels s’adressent directement les diverses pratiques somatiques :
SOI ET LE MONDE. Il y a une tendance habituelle à ressentir une division radicale entre mes perceptions de moi-même (‘subjectivité’) et du monde extérieur (‘objectivité’). Cela se voit dans nos structures sociales qui sont conçues de manière à nous aliéner de la terre, de l’air et de l’eau qui nous nourrissent au point de voir ces racines biologiques mises en danger. Chaque méthode somatique s’en prend à cette fausse division, nous faisant prendre conscience que nous sommes situés dans ce monde ; s’en séparer est une construction mentale parfois utile, parfois dévastatrice.
Un exemple typique : un soir au cours d’une séance de conscience sensorielle nous marchions très lentement. J’étais plein de soucis, mon esprit allait de mes conflits professionnels de la journée à mon divorce imminent, et à mon cou tout raide. Soudain je m’éveillai (les mots ici ne suffisent pas) à la sensation du contact de mon pied frottant le tapis, de la solidité du plancher me supportant, du bruit et des sons provenant des autres, de l’air et à la voix de Charlotte Selver disant : ‘Ah, enfin, tu es là pour ton pied.’
SOI (l’esprit, l’âme et le mental) ET LE CORPS. Les pratiques somatiques transforment le sentiment habituel de vivre déchiré entre le monde intime et abstrait des idées, des fantasmes et des valeurs spirituelles, et le monde radicalement distinct fait de chair et d’os.
Nos différentes approches donnent à la personne le sentiment que son corps est comme une ville ancienne où derrière les façades visibles se cachent des couches de plus en plus profondes d’histoire, d’art, de temples oubliés, de laboratoires secrets et de gens aux cultures étranges. Le travail somatique est comme un champ de fouilles archéologique où chaque personne apprend à s’infiltrer au travers des diverses couches jusqu’à ce qu’elle puisse dégager les significations psychologiques, sociales et spirituelles des différents groupes musculaires, des organes et des mouvements.
Un thérapeute reichien écoute une femme lui raconter son agression par un homme à la sortie des toilettes d’un hôtel il y a une dizaine d’années. Lui touchant délicatement le ventre pendant qu’elle parle, il l’aide à progressivement prendre conscience du rapport entre ses souvenirs douloureux, les sensations des mouvements délicats sur son ventre et comment elle s’est construite une carapace pour se protéger de la peur. Un rolfeur, ses mains travaillant profondément le psoas d’un homme, lui fait littéralement ressentir comment un muscle enfoui comme celui-là, normalement hors d’atteinte de la conscience, peut réagir à la peur du jugement d’autrui. Un Aston Patterner aide une personne à ressentir comment ce qui semble être la manière la plus efficace de se lever d’une chaise est en fait une série inutile et stressante de mouvements, incarnation des vieilles croyances sur la souffrance en tant que clé de la vertu.
Le génie particulier de chaque famille de méthodes somatiques apporte sa contribution spécifique à la dissolution de ce sentiment d’aliénation par rapport au monde. La famille des techniques fonctionnelles structurales (the structural functional family) , par exemple (comprenant la Technique Alexander, le Rolfing, la Méthode Feldenkrais, Aston Patterning et leurs dérivés), peut révéler à une personne le rapport intime qui existe entre le sentiment de soi et le champ de la gravité. La famille des techniques énergétiques (the energetic family – la thérapie reichienne, la bio-énergie, etc.) nous reconnecte avec les mouvements cellulaires communs à tous les organismes vivants et avec l’atmosphère qui nous nourrit tous. La famille des techniques de conscience (the awareness family – Conrad Da’Oud, Selver, Rosen Proskauer, etc.) comble le fossé entre l’idée de nos mois séparés et notre expérience immédiate du monde sensible qui est notre demeure commune.
En bref, les approches somatiques me conduisent à réaliser que mes manières de bouger et de gestualiser, la qualité de ma digestion et la qualité de ma perception visuelle et tactile sont la matrice dans laquelle ma personnalité naît et se développe, se prolongeant dans mes concepts intellectuels, mes croyances spirituelles, mes amours et mes haines. Des problèmes à un niveau apparaîtront à tous les autres ; une expansion à un niveau résonnera dans tous les autres.
Matthias Alexander parle précisément de cette expérience dans ce commentaire sur sa longue et fructueuse démarche de guérison de sa laryngite :
‘Je dois admette que lorsque j’ai commencé mes investigations, je partageais avec la plupart des gens la conception que le ‘corps’ et le ‘mental’ étaient deux parties séparées du même organisme. Je croyais donc que les maux, les difficultés et les défauts humains pouvaient être classifiés soit comme ‘mentaux’, soit comme ‘physiques’, et affrontés suivant des lignes spécifiquement ‘mentales’ ou ‘physiques’. Toutefois, mon expérience pratique m’a amené à abandonner ce point de vue, et les lecteurs de mes livres sont conscients que la technique que je décris est basée sur la conception opposée, en d’autres termes, qu’il est impossible de séparer les processus ‘mentaux’ des processus ‘physiques’ dans aucune des formes de l’activité humaine.’
(L’Usage de Soi. Chapitre I : Evolution d’une Technique)
Une conséquence importante de ce dépassement concret de la dichotomie moi-corps concerne la redécouverte de la valeur de l’expérience sensorielle. Pensez à l’humanité comme à une communauté d’organismes biologiques dans un environnement naturel. Pensez à ce que cela demande d’entretenir et d’enrichir cette communauté à son niveau le plus fondamental : la nourriture, les abris, l’organisation du travail, l’art et le jeu, le soin aux malades et aux vieux. Pensez ensuite aux buts humains les plus abstraits : une société Islamique ou Marxiste, le capitalisme, le Catholicisme, le Presbytérianisme, etc. A l’encontre de nos intérêts vitaux, nous supportons collectivement les buts les moins clairs dont la vérité est difficile sinon impossible à vérifier. Les techniques somatiques sont un défi radical à cette perversion.
SOI ET LES AUTRES. Il n’y a rien de neuf à dire que notre monde social s’est fissuré par les fractures qui commencent à l’intérieur des familles et s’étendent au voisinage, à la nation et à la planète entière. Les techniques somatiques offrent une autre perspective à cette aliénation, en nous apprenant à remarquer et à transformer les yeux fixes et hautains, les mots cruels, les regards furtifs et la rigidité ou la flaccidité qui caractérisent les gens travaillant en groupe. Diverses approches somatiques ont la capacité de créer un modèle de communauté consensuelle, dans le sens strict de ce terme qui signifie ‘sentir’ ou ‘percevoir ensemble’. Les méthodes sensorielles aident véritablement les gens à se voir et à s’entendre les uns les autres ; le travail sur l’énergie donne aux gens une perception de notre unité organique ; le travail structural détend les rigidités pour que nous soyons plus souples entre nous, moins obstinés quant à nos positions.
De ce point de vue, les techniques somatiques participent à la contribution unique de l’Occident à un idéal politique de liberté, impliquant la notion que nous sommes capables dans notre vie en communauté de trouver une vérité basée sur notre expérience directe du monde sensible : l’autorité découle de cette expérience partagée dans le dialogue, raffinée par feedback et expérimentation continue. Aucun individu n’a un accès privilégié à la vérité.
Mais les implications de ce travail sont plus que politiques. La dissolution des limites rigides qui nous confinent chacun dans notre monde séparé nous conduit à l’expérience de faire Corps Unique avec notre environnement naturel, ainsi que le décrivent les mystiques de toutes les traditions.
L’assaut des techniques somatiques contre ces trois dualismes crée le contexte favorable à la guérison. Un exemple : j’ai souffert de douleurs chroniques dans le dos pendant 30 ans. Les méthodes classiques prescrivent de créer une distance par rapport à la douleur par un travail de distraction mentale ou au moyen de médicaments, par des exercices physiques conçus pour la neutraliser ou, en dernier recours, par une ‘correction’ chirurgicale. Les enseignants des techniques somatiques m’ont appris au contraire la valeur de l’acceptation de la douleur. Un ostéopathe crânio-sacré, par exemple, m’a conduit au moyen de ses manipulations dans les profondeurs de ma colonne lombaire dans ce qui commençait à être ressenti comme la variante cellulaire du voyage du héro. Comme ses mains me guidaient doucement dans ce monde silencieux en-deça de la douleur ordinaire, je découvris d’abord un monde de démons effrayants émergeant de différentes parties de ma vie actuelle et prénatale. Avec son aide lorsqu’il me travaillait les hanches avec précaution, je pouvais trouver mon chemin encore plus profondément vers de nouvelles sources de connaissance, jusqu’à ce que j’atteigne cet endroit extatique que je connaissais par d’autres techniques somatiques. Je sortis de son cabinet ressentant moins de douleur, mais, beaucoup plus important : plus gai et ouvert, plus sensible aux couleurs et aux odeurs du monde, et capable de plus d’intimité avec mes proches.
J’ai finalement découvert que l’incarnation n’est pas une malédiction, comme on me l’avait inculqué dès mon plus jeune âge, mais l’occasion de trouver du plaisir dans la variété infinie des plantes, des insectes, des animaux et des pierres ; de ressentir le réconfort de l’affection humaine ; et de m’engager dans la formation d’un monde plus favorable à la vie.
Cet article est paru pour la première fois sous le titre ‘Body-Work and Being’, par Don H. Johnson, dans la revue ‘New Realities’ de septembre/octobre 1987 , pages 20-23.
Publiée par Helderf Publications, 1319 18th Street, NW Washington, DC 20036-1802.
Copyright © 1987.
Traduction française par Athanase Vettas pour www.techniquealexander.be avec la permission du Helen Dwight Reid Educational Foundation
Don Hanlon Johnson, directeur au Somatics Psychology program au CIIS, est thérapeute et éducateur somatique depuis 20 ans. Il est le directeur de l’Esalen Institute’s Somatic Education and Research Project, The Body Spirituality Project, et dirige des séminaires d’études aux USA et en Europe. Il est l’auteur de Body, The Protean Body, et de Viewpoints : Reflections on Body, Spirit and Democracy (à paraître).